Ferenc Farkas
A l’ombre de Bartòk - Confession d’un compositeur
Exposé donné à l’ Österreichische Gesellschaft für Musik, Vienne – 22 mai 1967
La création d'un compositeur est un large concept, surtout pour moi, qui ai œuvré dans divers domaines de la musique - des œuvres scéniques, vocales et symphoniques à la musique de film - sans que ce soit toujours un choix personnel. J'ai même été assez audacieux pour m’aventurer dans les paysages séduisants de la musique dite légère. Le destin a voulu qu’après avoir travaillé comme pianiste, accompagnateur, chef de chœur et chef d'orchestre, je sois devenu professeur.
Le titre de cet exposé "A l'ombre de Bartòk" – peut paraître dévalorisant mais on peut aussi le concevoir avec une certaine fierté. Les critiques à l'étranger sont enclins à juger la plupart des œuvres hongroises comme étant écrites par des épigones de Bartók. Il est vrai aussi qu’en Hongrie, on fait le même reproche à des compositeurs étrangers. Je pense que ni les uns, ni les autres n’ont raison.
Je suis entré à l'Académie de Musique de Budapest en 1922. Malheureusement je n'ai jamais été élève de Kodaly, mais, même sans en être, l'aura qui émanait de ses leçons traversait les murs des salles de classe. Bartók lui-même a souvent montré ses nouvelles œuvres à Kodàly. Parfois, il lui rendait visite à l'Académie, attendant patiemment que ses cours soient terminés. Il écrit à son propos: « J'ai trouvé pour mon grand bonheur un excellent musicien ... Avec perspicacité et discernement, Zoltán Kodály donnait de précieux conseils dans tous les domaines de la musique ».
Nous, les élèves, attendions avec excitation et curiosité les concerts de Bartók ou de Kodály et la création de leurs nouvelles compositions encore manuscrites. Car les œuvres des deux maîtres au langage révolutionnaire dévoilaient les contours d’une musique qui, pour nous Hongrois, était inconnue et pourtant nous semblait familière : la musique populaire hongroise. Ces chants traditionnels nationaux, nouvellement révélés par les deux compositeurs, avaient été complètement occultés jusque-là par le « folklore à la manière hongroise » et par la musique tzigane. Nous ne pouvions les découvrir qu’au travers des adaptations qu’en avaient faites les deux maîtres. La première publication scientifique contenant une petite partie de leurs recherches - environ 150 chants de Transylvanie sans accompagnement - devait alors paraître. Les corrections passaient de main en main pour être recopiées par les étudiants de l’Académie.
Bien sûr, ce grand enthousiasme a fait de nous, étudiants immatures, des émules passionnés. Nous voulions tous, avec notre peu de connaissances, imiter le style des deux maîtres. Mais leurs idées étaient à l’époque encore mal comprises, voire déformées et je décidai assez vite de me distancer de ce maniérisme superficiel. L’occasion me fut donnée de travailler comme répétiteur pour les Ballets russes de Diaghilev, lors de leur passage mémorable à Budapest en 1927. Cette collaboration me permit de connaître les nouvelles œuvres des compositeurs français « Les Six ». Puis, pendant mes études à Rome (1929-1931), je me suis orienté vers le « Novecento » italien. Aujourd'hui, je sais déjà que ce néoclassicisme basé sur des formes anciennes et la musique qui s’est développée à partir du chant populaire ne représentent pas deux courants contradictoires. Tous les deux sont animés par une même ambition : rendre au matériel musical, qui avait été dilué par l'impressionnisme et l'expressionnisme, des contours plus marqués, des formes plus claires et mieux définies. À mon avis, ce sont pour les mêmes raisons que le jazz a trouvé sa place dans la musique savante européenne.
Au retour de mes voyages à l'étranger, il devint clair pour moi que les œuvres et les recherches de Bartók et de Kodály soulevaient des problèmes cruciaux que nous avions, nous Hongrois, à résoudre. Je voudrais maintenant les exposer plus en détail. C’est une évidence pour chacun que les œuvres chorales d’un Issac ou d’un Hassler suivent les accentuations de la langue allemande, que dans les récitatifs d'un Schütz, d’un Bach, la déclamation se base sur l’intonation et le rythme de l’allemand. Wagner et Berg n’ont eu qu’à perfectionner ces règles, les fondements existaient déjà. Le chanté-parlé de Debussy est un prolongement direct des récitatifs de Rameau. Mais nous, Hongrois, n'avions pas de traditions dans notre culture musicale.
Que représentait la musique hongroise avant Bartók et Kodály? Pendant la Renaissance, il y eut une courte période de faste sous le règne du roi Matthias à la cour duquel évoluaient des musiciens de renommée internationale ; le roi et la reine entretenaient chacun un chœur. Thomas Stoltzer était maître de chapelle à la cour de Louis II, Willaert probablement aussi. Le luthiste virtuose et compositeur hongrois Valentin Bakfark était connu dans toute l’Europe du XVIème siècle. Mais la musique nationale disparait pendant les 150 ans de l’occupation ottomane (1526-1683). Les "Ungarescas" (danses hongroises) se propagent encore partout au XVIIème siècle, mais seuls des chants anciens à une voix, des chants religieux et des danses composées par des amateurs anonymes nous restent comme autant de témoignages de cette courte et brillante période.
Au XIXème siècle, le classicisme viennois s’épanouit avec Haydn à la cour du Prince Esterhazy. Beethoven écrit une œuvre intitulée « König Stephan » pour l'ouverture du théâtre de Pest (En 1873, les villes de Pest sur la rive gauche du Danube et Buda et Òbuda sur la rive droite du fleuve furent réunies en une seule ville, Budapest). Le romantisme allemand est illustré par les deux représentations exceptionnelles de Wagner. Gustav Mahler est directeur de l'Opéra de Budapest. Mais Robert Volkmann et Hans Koessler, professeurs à l'Académie de Musique de Budapest, ne parlent pas un mot de hongrois. Liszt - à l'exception de deux Lieder et de deux petits chœurs tirés de la poésie hongroise - met en musique des textes allemands, français, italiens et latins. Malgré quelques parties d’une grande beauté dramatique, les opéras d’Erkel contiennent dans leur forme originale de nombreux amateurismes, leur déclamation est en lutte constante avec la langue hongroise. Les opéras étrangers sont traduits dans un hongrois si galvaudé qu’ils en deviennent incompréhensibles ; les accents vont à l’encontre de ceux de la langue hongroise et l’adaptation sans caractère de ces textes altèrent complètement le sens originel du livret. Bien que les formes de versification occidentales soient appliquées depuis longtemps à la poésie hongroise, en musique les règles sont différentes.
Ce qui est généralement servi en « pâture » est une musique dilettante "à la manière hongroise" (magyar nòta) pianotée dans les salons, chantée dans des soirées divertissantes - vous connaissez probablement le mot « mulatsàg » - et jouée par les Tziganes dans les cafés. On peut donc facilement imaginer l'impact qu'a exercé sur nous les premiers Lieder et chœurs de Kodaly, écrits sur des poèmes hongrois classiques ou contemporains, ou son « Psalmus Hungaricus » basé sur l’exégèse du prédicateur et poète protestant du XVIème siècle, Mihály Kecskeméti Vég. L’esprit de la langue hongroise, jusque là dissimulé, s’est soudain révélé dans toute sa beauté, comme une « belle au bois dormant » assoupie pendant des siècles. Cela voulait dire que nous devions nous initier à cette nouvelle langue maternelle, dans tous les domaines de la musique ; car, jusque-là, le programme de nos chorales se réduisait à des oeuvres importées de style « Liedertafel », vieillottes et dilettantes, les musiciens amateurs jouaient des pièces avilissantes, nos soldats défilaient au rythme de marches tchèques de tambour-major, dans les églises on chantait au mieux des messes de Griesbacher.
L'engouement pour cette nouvelle source d’inspiration nous a fait vibrer, nous, les jeunes musiciens, nous avons voulu conquérir tous les domaines musicaux, pour nous imprégner du véritable esprit de la musique hongroise. Même moi, qui avais une fois tourné le dos à la foule des imitateurs de Bartók et Kodály, je me suis joint avec enthousiasme aux adeptes de ce renouveau artistique. Mon intention n’était pas d’imiter le style des deux maîtres, mais de remonter aux sources de la musique populaire, de m’inspirer directement d’elle. Equipé d'un vieux phonographe, j’ai parcouru la campagne, j’ai rencontré des paysans et j’ai fidèlement collecté leurs chants. Entendre ces mélodies de vive voix n’a rien à voir avec un enregistrement fait à partir d’une partition imprimée. Quelle magnifique leçon ! La prosodie de la langue hongroise y est révélée dans toute son authenticité, et c’est elle qui façonne la mélodie, à une voix sans accompagnement : liberté de rythme du rubato, pulsation asymétrique des rythmes constants, ici et là des formes à trois pieds au lieu de la monotone métrique binaire, l'extension ou le rétrécissement raffiné des périodes ; quarts de tons, fioritures si complexes qu’elles sont presque impossibles à transcrire, improvisations libres mais codifiées, toujours immuables dans les variables. Un chanteur ne chante jamais un chant deux fois de la même manière, les différentes strophes varient constamment. Après nos modes majeur / mineur si fatigués, les tonalités modales nous ont ébloui avec de nouveaux sons incisifs ; les saveurs fraiches, et pourtant si anciennes de la pentatonie étaient pour nous à la fois nouvelles et pourtant familières ; tout cela représentait notre musique oubliée et nouvellement redécouverte.
Le chromatisme luxuriant du romantisme tardif allemand a placé les compositeurs du XXème siècle devant un choix : poursuivre dans cette voie qui menait vers l’atonalité ou la dodécaphonie ou lui tourner résolument le dos et s’appuyer sur les bases plus solides de la musique populaire modale - diatonique ou pentatonique. Nous avons choisi cette option, elle nous était plus proche.
Tous ceux qui ont adhéré à ce nouveau mouvement sont parvenu souvent inconsciemment aux mêmes résultats que les deux maîtres hongrois. Des compositeurs tels que Jenö Àdàm, (sa « Dominica - Suite » a précédé les œuvres orchestrales de Kodàly), Lajos Bàrdos, (excellent compositeur de chœurs et de musique d'église), László Lajtha, György Kósa, Sandor Veress, Ferenc Szabò, Paul Kadosa et bien d'autres encore ont participé simultanément à la formation de ce style. Mais l'ombre de Bartók et de Kodály a plus ou moins terni leurs caractéristiques personnelles, surtout aux yeux des observateurs étrangers, moins sensibles aux nuances individuelles. Dans sa dernière période, Bartók s’orienta vers plus de sobriété, plus de clarté et une plus grande lisibilité. Au même moment, notre génération évolua vers la même simplicité de style et de manière tout à fait indépendante : car c’était la guerre, Bartok vivait alors en Amérique, nous n’avions pas connaissance de ses déclarations et ses nouvelles œuvres, éditées par la firme anglo-américaine Boosey & Hawkes étaient pour nous complètement inaccessibles. En Hongrie durant cette période, Kodàly composait les pièces purement pentatoniques de son «Bicinia Hungarica» et Veress écrivait ses chœurs dans le même esprit. Ma « Musica Pentatonica » pour orchestre à cordes, dans laquelle j’utilisais le principe des gammes pentatoniques brisées date de 1944 et Kodaly écrivait ses « Kindertänze » et ses « Kanons » pour piano selon ce même procédé une année plus tard.
Toutes ces circonstances permettent de comprendre pourquoi, entre les deux guerres, les compositeurs se situant à proximité de ce courant - populaire, diatonique ou néo-classique comme Stravinsky, Mihlaud, Casella, Hindemith ou Honegger ont eu une large audience en Hongrie. Les quelques œuvres d'un Schoenberg entendues pour la plupart dans des représentations privées ont suscité au mieux de la réserve mais plutôt de la résistance, même chez les musiciens les plus ouverts. L'influence de Kodàly sur ses étudiants et son autorité déjà significative dans le monde musical hongrois de cette époque ont beaucoup contribué à cet état de choses. Mais aujourd'hui, quand j’y repense, je suis d'accord avec lui : l'enfant ne peut pas apprendre des langues étrangères avant de maîtriser totalement sa langue maternelle. Il est peut-être intéressant de noter que la musique dodécaphonique doit ses premiers succès en Hongrie à un courant qu’on pourrait appeler « hérétique », c’est-à-dire une musique sérielle aux lignes mélodiques latines, méditerranéennes, à l’euphonie concordante ; je pense ici à Frank Martin et Dallapiccola.
Après la guerre et cette période de gel de « l'art dégénéré», et avant que la dodécaphonique puisse aussi fructifier sur le sol hongrois déjà fécondé, les compositeurs hongrois furent entravés par de nouvelles chaînes. Tout ce que les grands maîtres du XXème siècle avaient créé fut qualifié de «formalisme moderniste». Il s’en suivit un tel raidissement qu’il nous resta, à nous autres, compositeurs hongrois, un seul refuge : la musique populaire. Mais toutes les expériences faites à partir de cette matière vierge qui avait encore tout à dévoiler, aussi belles soient-elles, furent compromises. Ce ralentissement arbitraire et artificiel du développement musical engendra des courants « consanguins » qui se caractérisèrent par une musique écrite par des épigones à partir d'éléments préfabriqués, répétant toujours des lieux communs rafistolés, astreinte à des formes scolastiques. Cette réduction du style desservit malheureusement quelques-unes des meilleures œuvres de cette époque. Mais on constata aussi que de nombreux compositeurs, jusque-là confortablement enveloppés dans les replis sinueux de la musique moderne n’étaient pas capables d'écrire une simple mélodie de huit mesures.
Lorsqu’à Vienne, en 1956, j’ai applaudi à la première de "Sturm" de Frank Martin et que, peu après, à Varsovie, j’ai eu à nouveau le plaisir d’entendre des œuvres de compositeurs du 20ème siècle ignorés en Hongrie, mes amis étrangers n’ont pas compris ma joie ; parce que ces compositeurs avaient entretemps laissé la place à une autre génération, plus jeune, tandis que nous, coupés du monde, donnions encore des coups d’épée dans l’eau.
Depuis ce temps, chez nous aussi les nouvelles tendances se sont propagées. Mais même en 1959, personne n'osait encore mettre au programme le « Quatuor » de mon ancien élève György Kurtag ou le faire connaître à l'étranger. L'année suivante, on célébra les 25 ans de mon professorat et, à cette occasion, mes anciens élèves organisèrent un concert avec leurs œuvres. Je tins à ce que le « Quatuor » de Kurtag figure au programme. Le succès de cette pièce fut si grand qu’il fallut la répéter. Ce fut une première cruciale et mémorable. Je crois que ce soir-là, chez nous, la glace fut définitivement brisée. La magie du fruit jusque-là défendu a conduit tout d’abord nos jeunes compositeurs à assimiler ce nouvel univers puis, comme cela arrive toujours, le vent a tourné et, pour les compositeurs et les critiques qui avaient été les plus farouches adversaires du modernisme, rien n’est aujourd’hui assez moderne.